Quand le manquement à une obligation essentielle n'invalide pas une clause de non-responsabilité
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22 octobre 2021 22 octobre 2021
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Amérique du Nord
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Litiges commerciaux
Une clause de non-responsabilité peut demeurer valide même si la partie au contrat qui l’invoque a manqué à une obligation essentielle du contrat : c’est ce qu’il faut retenir du plus récent arrêt de la Cour suprême sur la validité des clauses de non-responsabilité dans 6362222 Canada inc. c. Prelco inc.
D’emblée, on sait que les clauses de non-responsabilité sont valides et elles sont d’ailleurs assez répandues. C’est par le biais de ces clauses que les parties à un contrat conviennent à l’avance de limiter (clause limitative) ou de supprimer (clause exonératoire) la responsabilité d’une partie, le débiteur, lorsqu’il n’exécuterait pas correctement son obligation. Or, on sait également que l’effet de ces clauses peut être neutralisé. Dans certains contextes, la « théorie du manquement à une obligation essentielle » permet de déroger au principe d’autonomie de la volonté et de rendre inopérante une clause de non-responsabilité.
Ce que le plus haut tribunal du pays rappelle dans son plus récent arrêt sur la question, c’est que la partie qui souhaite invoquer la « théorie du manquement à une obligation essentielle » pour neutraliser l’effet d’une clause de non-responsabilité doit absolument prendre appui sur l’un des fondements juridiques qui soutiennent cette théorie. En effet, les principes généraux de droit commun d’autonomie de la volonté et de liberté contractuelle donnent un poids considérable à la validité d’une clause de non-responsabilité, ce qui, au regard des dispositions du Code civil du Québec (C.c.Q.), la rend beaucoup plus difficile à renverser.
Dans cette affaire, le cabinet de services-conseils 6362222 Canada inc. (Créatech) avait inclus une clause de non-responsabilité dans le contrat conclu avec l’entreprise manufacturière Prelco inc., œuvrant dans la fabrication et la transformation de verre plat. Aux termes du contrat, Créatech devait fournir à Prelco des logiciels et des services professionnels pour implanter un système de gestion intégré d’entreprise. La clause « Responsabilité limitée » prévoyait que la responsabilité de Créatech face à Prelco pour les dommages attribuables à quelque cause que ce soit était limitée aux sommes versées à Créatech. La clause prévoyait aussi que Créatech ne pouvait être tenu responsable pour quelconque dommage résultant de la perte de données, de profits ou de revenus ou découlant de l’utilisation de produits, ou pour tout autre dommage particulier, direct ou indirect.
Au moment d’implanter le système de gestion, plusieurs problèmes surviennent. Prelco met fin à ses relations contractuelles avec Créatech, puis mandate une autre firme pour rendre fonctionnel le système de gestion intégré d’entreprise. Prelco intente par la suite une action en dommages-intérêts contre Créatech, réclamant le remboursement d’un trop payé, les frais engagés pour rétablir le système, le remboursement des réclamations des clients ainsi que des pertes de profits. De son côté, Créatech dépose une demande reconventionnelle pour le solde impayé pour le projet.
De la Cour supérieure jusqu’en Cour suprême, on maintient que Créatech a commis une faute dans son choix initial de l’approche d’implantation du système de gestion, manquant ainsi à son obligation essentielle aux termes du contrat. La Cour supérieure et la Cour d’appel concluent que Créatech ne peut invoquer la clause de non-responsabilité pour limiter sa responsabilité à l’égard du préjudice causé à Prelco, puisque le manquement de Créatech porte sur son obligation essentielle de bien identifier et de proposer un logiciel de gestion et une méthode de développement qui soit appropriée à la situation de Prelco, de sorte que le système de gestion intégré soit pleinement opérationnel.
La Cour suprême, sous la plume du juge en chef Wagner et du juge Kasirer, se penche sur les fondements de la théorie du manquement à une obligation essentielle et précise que cette théorie permet qu’une clause de non-responsabilité soit rendue inopérante dans deux cas : (1) lorsqu’elle contrevient à une norme d’ordre public qui limite la liberté contractuelle des parties; ou (2) lorsqu’elle dégage le débiteur de toutes ses obligations envers le créancier, privant ainsi l’obligation corrélative du créancier de cause objective et annulant la réciprocité du contrat.
En effet, l’admissibilité d’une clause de non-responsabilité peut, dans un premier temps, être limitée par l’ordre public. Dans les contrats de consommation ou d’adhésion, par exemple, en vertu de l’article 1437 C.c.Q., on neutralise l’effet des clauses abusives qui sont si éloignées des obligations essentielles du contrat qu’elles dénaturent ce dernier. D’autres dispositions, notamment en matière de louage, de vente ou de travail, limitent également la validité ou l’efficacité des clauses de non-responsabilité. Bien que contraires au principe d’autonomie de la volonté, ces limites visent à protéger la partie contractante présumée plus faible économiquement ou désavantagée. Dans des contrats plus généraux conclus de gré à gré, comme celui de Créatech et de Prelco, la liberté contractuelle de limiter ou d’exclure la responsabilité est tout de même restreinte par l’article 1474 C.c.Q., dans des cas de faute lourde ou intentionnelle, ou encore de préjudice corporel ou moral.
La Cour suprême affirme donc que, sauf à l’égard de ces exceptions désignées, l’ordre public n’a pas pour effet de rendre inopérante une clause de non-responsabilité couvrant une obligation essentielle. Dans des contrats de gré à gré, les parties sont libres de répartir entre elles les risques associés à une inexécution contractuelle, qu’il s’agisse d’une obligation essentielle ou accessoire. Ici, la faute de Créatech est simple, le préjudice de Prelco est matériel et le contrat a été négocié de gré à gré entre deux personnes morales avisées. En conséquence, pour Prelco, l’ordre public n’est d’aucun secours.
Dans un deuxième temps, la clause de non-responsabilité pourra être invalidée si elle a pour effet de priver l’obligation du créancier de sa cause objective. Ceci vient du fait que, pour être valide, l’existence d’une obligation découlant d’un acte juridique doit nécessairement être justifiée par une cause objective[1] (article 1371 C.c.Q.). Dans un contrat synallagmatique (où les parties s’engagent réciproquement), la cause objective de l’obligation d’une partie est logiquement l’obligation corrélative de son cocontractant. Ainsi, dans l’éventualité où toutes les obligations d’une partie étaient supprimées, par l’effet d’une clause de non-obligation, par exemple, l’obligation corrélative de l’autre partie se verrait donc dépourvue de cause objective.
Comme le souligne la cour, la clause de non-obligation est toutefois à distinguer d’une clause de non-responsabilité. Cette dernière ne supprime pas, par nature, des obligations, mais plutôt la responsabilité qui découlerait de l’inexécution d’obligations. Dans le cas de Prelco, la clause de non-responsabilité limite les sanctions pouvant être imposées à Créatech, mais permet aussi à Prelco de conserver le système de gestion intégré et d’obtenir des dommages-intérêts pour les services déficients, en plus d’être indemnisée à l’égard des frais requis pour avoir fait effectuer le travail par une autre firme. En constatant l’existence des obligations restantes de Créatech, sans avoir à se prononcer sur leur équivalence, la cour conclut que l’obligation de Prelco est bel et bien dotée d’une cause objective. De l’avis de la cour, pousser l’analyse plus loin équivaudrait à appliquer indirectement le concept de lésion; une application que le Code réserve à des cas bien précis comme ceux des mineurs et des majeurs protégés. Encore une fois justifié par le principe de liberté contractuelle, le déséquilibre entre les avantages tirés par les parties au contrat engendré par la clause de non-responsabilité n’équivaut donc pas à une absence de réciprocité dans le contrat.
Sans l’application de l’un ou l’autre des fondements de la théorie du manquement à une obligation essentielle, l’argument de Prelco s’est effondré et celle-ci est demeurée liée par la clause de non-responsabilité consentie au bénéfice de Créatech.
Cet arrêt souligne l’importance capitale de veiller au maintien de l’équilibre contractuel souhaité lorsqu’on consent à une clause de non-responsabilité. Une fois qu’une telle clause est incluse dans le contrat, le droit civil québécois délimite précisément les circonstances dans lesquelles il sera possible d’en annuler les effets. Ici, la Cour suprême indique clairement que le simple manquement à une obligation essentielle ne constitue pas l’une de ces circonstances, tant que la clause ne contrevient pas à l’ordre public et ne prive pas l’obligation du créancier de sa cause objective.
Sur ce dernier point, il existe cependant une nuance que la cour a bien saisie, mais sur laquelle elle a évité de se prononcer : existe-t-il des circonstances dans lesquelles une clause de non-responsabilité portant sur l’obligation essentielle du contrat pourrait avoir comme effet de priver l’obligation de sa cause objective? Autrement dit, quel traitement aurait-on réservé à la clause de non-responsabilité si, au lieu de maintenir certaines obligations de Créatech, elle avait rendu celles-ci négligeables ou dérisoires au point de pouvoir être considérées comme inexistantes? La cour ayant refusé de trancher dans l’abstrait, cette question reste ouverte et pourrait tôt ou tard refaire surface devant cette cour.
[1] Aux paragraphes 72 et 73 de l’arrêt, la Cour suprême distingue la cause subjective de la cause objective de l’obligation : la première constitue la raison logique, impersonnelle et abstraite qui justifie l’adhésion d’une partie à ses obligations, tandis que la seconde s’intéresse au mobile qui incite une partie à conclure le contrat.
Fin