Tous les souliers que je n’ai jamais portés
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Étude de marché 17 mai 2021 17 mai 2021
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Amérique du Nord
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Coronavirus
Un récit personnel de l’expérience de Camille comme stagiaire du Barreau pendant une pandémie
Une fille peut bien rêver
Quand j’avais 7 ans, j’ai décidé que je deviendrais avocate. Je ne savais pas vraiment ce que ça voulait dire, je voulais aussi devenir secrétaire (je ne savais pas que je pouvais être la PDG), actrice ou coiffeuse. Disons que mes critères de sélection portaient plus sur les souliers que je pourrais porter que sur ma future charge de travail. J’avais tout planifié, et 19 ans plus tard, en septembre 2020, j’étais prête à commencer mon stage du barreau, équipée de tailleurs, blouses, pantalons et talons-hauts.
Bien évidemment, le début de mon stage a dû être retardé d’un mois à cause de la pandémie. À ce moment là, les vaccins contre la COVID-19 n’étaient même pas en vue. Malgré tout, j’avais réussi à garder le moral et j’étais pleine d’espoir. Je commencerais mon stage en télétravail, mais j’étais convaincue que je pourrais porter mon blazer Oscar de la Renta préféré (ma meilleure trouvaille en friperie à date) et mes talons hauts roses bonbons au bureau vers le mois de novembre. Malheureusement, la COVID-19 continue à faire des ravages et mes talons hauts se sont transformés en bibelots poussiéreux.
Durant les Temps d’avant, si je sortais de la maison en "mou" (e.g. leggings et coton-ouaté) je pouvais m’attendre à ce que mes ami-e-s s’inquiètent de mon bien-être. Pourtant, depuis plusieurs mois maintenant, je ressens souvent le besoin de me changer lorsque le mou est soudainement trop dur. Que voulez-vous ? Certains leggings sont plus mous que d’autres.
Quoi qu’il en soit, mon stage a été une expérience très positive – peu importe mon expérience vestimentaire. Je ne me suis jamais sentie exclue et mon cabinet s’est assuré que ma transition vers le stage en télétravail soit aisée. Je dois aussi remarquer que je bénéficie d’un espace de travail privé. Surtout, je n’ai pas eu à gérer d’autres responsabilités (comme m’occuper d’enfants ou de personnes âgées) en plus de ma charge de travail.
Quand bien même durant quasiment 9 mois j’ai dû naviguer sur des eaux agitées, guidée par un vent irrégulier, je vais toujours de l’avant – parfois rapidement, parfois lentement. Mais j’avoue qu’il est difficile de garder mon cap. Même si je suis consciente que chacun vit sa propre et personnelle expérience de stage, je n’ai aucun doute que mon expérience de stage en télétravail ne se compare pas au stage réalisé au bureau. Je m’étais toujours imaginé que compléter le stage du Barreau (à partir d’un bureau) serait comme faire un tour de montagnes-russes : rapide mais éternel, une multitude d’émotions fortes accompagnée parfois par une certaine nausée.
Cheveux mêlés et cotons ouatés
Mais en fait le stage en télétravail n’a rien à voir avec le tour de montagnes russes que j’avais imaginé. Le stage en télétravail c’est plutôt une expérience riche en vêtements mous, en chignons pleins de nœuds et en entrainements entre deux courriels. C’est une dépendance au café plus forte que prévu, des appels FaceTime impromptus avec des ami-e-s, de très longues marches ou des journées à ne pas bouger du tout (il n’y a pas d’entre-deux). Ce sont aussi des appels au téléphone pour parler à n’importe qui (pourvu qu’on m’écoute radoter), et surtout, c’est beaucoup de projets le soir venu pour éviter l’écran dans mon salon après avoir passé la journée les yeux collés à l’ordinateur, que ce soit de la cuisine, des bricolages ou de la peinture. J’ai vécu beaucoup de moments palpitants et parfois j’ai eu mal aux joues tellement j’ai ri, mais à maints égards mon expérience de stage en télétravail s’est avérée beaucoup plus douce et tranquille qu’imaginée, voire même un peu morne de temps en temps.
Malgré que ma charge de travail ait beaucoup évolué depuis le début du stage, j’ai souvent l’impression que le même jour se répète jour après jour. En commençant mon stage, lorsque je passais la majorité de ma journée à faire de la recherche, je pouvais passer des jours sans voir personne. Et en tant que personne sévèrement extravertie, le manque de socialisation était pénible. En novembre, j’ai dû accepter le sort de mes souliers-bibelots. À l’extérieur comme à l’intérieur, tout était gris. C’est à ce moment que Kyle, mon superviseur de stage, a décidé (après m’avoir patiemment écouté ressasser) qu’il fallait intervenir. Il m’a alors suggéré de venir travailler une journée au bureau — afin de changer le mal de place. J’avais tellement hâte que j’avais déjà trois tenues en tête.
Changer le mal de place
J’ai donc maintenant quelques remèdes pour combattre la « monotonie aiguë », un effet secondaire commun de la COVID-19. Parfois, je fais l’épicerie avec des souliers peu pratiques mais magnifiques. De temps à autre je me lave les cheveux comme si j’étais chez ma coiffeuse et j’ai grand plaisir à faire correspondre mes leggings à mon coton ouaté. D’autres fois, je me déplace d’un gros 5 mètres, jusqu’à mon comptoir de cuisine.
Bientôt je deviendrai avocate, ayant seulement assisté à des interrogatoires préalables virtuels, des médiations virtuelles et bien sûr à des audiences virtuelles au tribunal. J’ai pu jeter un coup d’œil sur l’immense bibliothèque privée d’un juge, mais je n’ai jamais mis pied dans une salle d’audience. Je ne peux pas vous raconter des histoires de 5 à 7 après le travail ou la fois où je me suis perdue dans le PATH en essayant de me rendre au bureau d’un client parce que je n’ai pas de telles histoires. Cependant, je n’ai jamais regretté mon choix de souliers après une longue journée au bureau.
Voir le bon côté des choses
Malgré tout, la pandémie a su m’appendre beaucoup. Je sais maintenant que ne recevoir aucun commentaire n’est pas mauvais signe et qu’il est important de se faire confiance puisqu’il n’y a personne autour pour confirmer que je suis sur la bonne voie. Et je sais que je suis plus efficace entre 7 h et 12 h qu’entre 12 h et 17 h. Contrairement à ce que le yoga m’apprend depuis 10 ans, je sais aussi que je suis incapable d’ignorer le son d’un courriel qui rentre même quand je suis concentrée à ne pas tomber, en équilibre sur ma tête.
J’espère que les Temps d’après seront différents. Comme plusieurs stagiaires en pandémie, je n’ai jamais senti le besoin de rester au bureau simplement pour m’assurer que tout le monde m’ait vu travailler. La plupart du temps on ne me voit même pas. J’espère, plus que tout autre chose, que lorsque nous retournerons à la vie de bureau, nous laisserons tomber l’idée que le succès se mesure au fils des heures passées au bureau et qu’il vaut mieux sacrifier son sommeil que d’attendre quelques heures d’avant de répondre à un courriel. Ce genre de mentalité n’est selon moi guère recommandable, et encore moins inspirante.
Comme tous les stagiaires du Barreau en Ontario cette année, je deviendrai avocate selon une procédure administrative. Un jour en juin (ou juillet), sans avertissement, je recevrai un courriel de la part du Barreau de l’Ontario pour m’annoncer que je suis maintenant avocate. Mes diplômes universitaires ramassent la poussière dans un placard chez mes parents mais croyez-moi, je vais encadrer ce fameux courriel !
Même si mon expérience de stage fût entièrement en télétravail, je n’ai rien à y reprocher. Je garde le moral et je demeure enthousiaste. J’ai un essayage pour ma toge juridique qui approche. Je sais que mon jour viendra, et enfin, je mettrai les pieds dans une salle d’audience portant ma toge taillée sur mesure. Et bien sûr, je porterai des chaussures, quoique sérieuses et convenables pour une salle d’audience, magnifiques.
Fin